Ici, quelque
chose, peut-être, s'est passé. Grego, sa femme, la
première, l'a formulé : «C'est depuis
l'accident». Julien parle, tout à coup, il expose
sa vue des choses, assez longuement. Toujours à sa
manière. il ne pose pas de questions. Pas plus. Simplement,
il lui arrive de donner son avis, à propos d'un incident que
quelqu'un relate. Il met son grain de sel, dit Grégo. De la
situation toujours très particulière, il extrait
en quelque sorte son point de vue. Et il donne alors les
croyances jusqu'à livrer parfois ce qu'il appelle
énigmatiquement «ma croyance», qui
ouvrent ce point de vue. Son éclairage à lui de
l'évènement, et la source de cette
lumière singulière. Une pensée
toujours un peu abstraite, oui, une forme d'abstraction, qui
détache des circonstances psychologiques, des
détails de l'anecdote, un sens qu'on pourrait dire abstrait,
quoique concret pour lui, Julien. Sa philosophie de
l'événement, en somme. A travers ces
interventions, ces manifestations, on sent quelque chose se
faire jour dans son esprit, avancer, et qui se formule de plus en plus
fermement. On assiste, au fur et à mesure de ces actes de
parole, à l'émergence d'une pensée
singulière : sa Croyance.
Julien parle. il raconte ses rêves.
«La première fois que je suis allé en
Paradis, j'ai vu la Vierge...». Elle a quinze ans, un corps
frais. Autour de lui, on est un peu interdit. On a un peu peur. Un peu
honte aussi, devant les étrangers. Il devient fou,
peut-être. Entre érotique et mystique, on ne voit
pas bien au juste, vers cinquante-cinq ans, on ne sait jamais. Un peu
fou.
Julien écrit. Sur un ancien cahier. Un
livre de comptes, en cuir vert, ferré aux angles,
trouvé au cours de travaux de démolition
de l'E.D.F. Entre les pages couvertes de chiffres, sur les plages
libres, les espaces vacants, il écrit. Sa vie : son enfance
et ses rêves. Les rêves de la nuit. «Le
Réel», il dit. Sa croyance, comment lui est venue
sa croyance, la découverte et l'expérience de ses
pouvoirs. Livre de voyant. Il écrit de son orthographe
à lui, d'homme qui est peu allé à
l'école, deux ans de fréquentation
régulière à peine, entre sept et huit
ans, entre douze et treize ans, d'étranger, de fils
d'émigrés, de ceux qui
n'écrivent pas dans leur langue maternelle, presque
analphabètes, d'une autre culture, d'une tradition orale, de
pâtres-devins, de magie, avec son accent à lui,
Julien, et ses pointes d'occitan. Analphabètes, dit-on.
Depuis «le Grand Livre», comme il l'appelle, il
continue à écrire, sur des cahiers
d'écolier, avec les stylos, les crayons-bille qui lui
tombent sous la main, ça peut changer de couleur au milieu
d'une phrase, au gré des dimanches, des temps de maladie,
ils sont venus, comme dans toute vie, des années, il
n'arrête pas. Ne pas s'arrêter. «Si on
s'arrête, c'est fini, vous comprenez... il ne faut
pas s'arrêter. Je ne peux pas regarder comment
j'écris. Sinon, je perds ce que je dis. Si on
arrête, c'est coupé. On écrit autre
chose, après... Mais ce qu'on était en train
d'écrire, c'est fini... Quand on travaille, on a une
idée, on voit quelque chose, un instant, ... il faudrait
avoir un papier, un crayon, là, à
portée... Un instant. Ça passe. C'est
passé. On ne le retrouve jamais. On a tout
oublié. C'est perdu».
Alors, petit à petit, on a lu. On a
commencé à voir ce qui arrivait : Julien devient
Julien. Julien n'en finit pas de devenir Julien.
.....
Extraits du Livre de Julien, Editions Tribu,
Toulouse, 1985.