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LE LIEN ET LA COMPLICITE

Projeté en avant-première à l'ABC, jeudi 10 mai, "Rupture" est, paradoxalement, ce que l'on pourrait appeler un "film-lien". C'est tout d'abord l'histoire du lien qui se renoue entre deux sœurs ; c'est ensuite le film-mien entre deux générations d'actrices (Bulle Ogier, qui a tourné avec Rivette et la Nouvelle Vague; Mireille Perrier, actrice de Léos Carax et Eric Rochant). C'est enfin le résultat d'un travail commun de production (La Sept et ACS-Guy Cavagnac). "Rupture" donc, mais en de multiples complicités.

Il y a des films faits pour une saison, programmés d'avance pour plaire. Il y en a même de plus en plus; ils nous assaillent des dernières nouveautés et tombent dans l'oubli. Rentabilisés. Il en est d'autres: ceux qui recueillent le meilleur de ce qu'une génération a vécu et pensé, ceux qui arri­vent à temps, juste à temps pour éviter l'oubli. "Rupture" est de cette trempe : c'est le film qui a su recueillir, et qui pourra transmettre, la sensibilité et la tonali­té propres aux années soixante dix. "Rupture" donc, ou le film-recueil - comme "Un monde sans pitié" est l'image exacte des années quatre-vingts, et ce n'est pas par pur hasard que Mireille Perrier joue dans ces deux films.

Les corps, l'écriture

Ce n'est pas que l'histoire se passe dans ces années-là; non, elle n'est pas datée et se déroule à Paris, en automne. Joa (Bulle Ogier), anthropologue qui a écrit sur les Aztèques, recherche sa jeune sœur Anna (Mireille Perrier), actrice de théâtre qui a craqué au cours des répétitions de "La nouvelle Justine", d'après Sade. Pendant cette en­quête sur la "rupture" de sa soeur, elle se souvient et elle écrit. Pour la première fois, peut-être, elle écrit vraiment.

On reconnaît ici un système narratif proche de celui de J. Rivette : le système de la pseudo-enquête policière qui se révèle vite être une sorte de puzzle existentiel : la recherche du corps de l'autre, c'est en fait la quête de soi; l'épreuve de la rupture est l'initiation qui conduit à se trouver enfin soi-même. On perçoit aussi l'écho des expériences théâtrales autour des thèmes d'Artaud : le "théâtre de la cruauté", celui des extrêmes. Sade fait tout naturellement partie de cet univers où les mots sont tout autant ceux de la jouissance que ceux de l'avilissement, où le plaisir passe par le déchirement verbal du corps. "Ruptu­re " associe très adroitement ces deux thèmes en Joa et Anna, et s'il y parvient aussi bien, c'est sans doute parce qu'il ne s'agit pas là de références culturelles mais de la synthèse personnelle d'une expérience vécue au cœur de l'époque. De la jeune soeur rompue dans son corps d'actrice par les mots et les émotions du théâtre, à l'aînée retrouvant ses propres mots et son passé (une ethnologue revenue en somme à elle, à ses propres signes et à sa propre mémoire); de ces deux-là à la réalisatrice inventant ses images personnelles alors que son scénario vit en deux autres corps ; des unes aux autres donc, la complicité est évidente, et le plaisir l'est tout autant.

Les interprètes, les images

Etonnante alchimie, en effet, que celle de ce film dont le thème est, au travers de l'histoire des deux sœurs, celui du passage du corps à l'écrit, de la chair au signe. Etonnante, parce que ce thème opère non seulement dans le film mais aussi sur le film : les corps en jeu sont alors ceux, vivants et chargés d'émotion, des actrices ; les signes sont les images. Et visiblement l'écri­ture cinématographique de Ray­monde Carasco a trouvé, au fil de sa quête de l'émotion sur les corps et les visages de ses actri­ces, sa vérité et son style.

C'est peu dire que de souli­gner la finesse du jeu de Bulle Ogier. Elle incarne son person­nage avec la douce inflexibIlité qu'on lui connaît, avec cette grâ­ce du corps, cette juvénilité de l'être qui toujours l'accompa­gnent. Raymonde Carasco l'a magnifiquement filmée entre passé et présent, fantasmes et réalité. Mais ce sont surtout les apparitions de Mireille Perrier qui frappent - "apparitions", puisque jusqu'à la fin du film, on ne la voit qu'au travers de l'imagination de sa soeur; appa­ritions diaphanes, éperdues, en souffrance. Un visage aussi blanc qu'une page de cahier, un être déserté par les signes (elle a écrit autrefois à sa soeur, elle a peint, elle a joué au théâtre; mais à présent elle n'est qu'un vide, une absence pure).

Toute confrontation avec l'autre, avec l'ailleurs, est, pour reprendre une formule de R. Barthes, la découverte d'un "empire des signes". Tout corps se donne à déchiffrer comme une incarnation du sens, un "charnier de signes" (J. Baudrillard). La force narrative de "Rupture" vient de là, c'est-à-dire du meilleur des ré­flexions et des expériences d'une génération.

Il reste à R. Carasco à trouver pour son film un réseau de dis­tribution. Pour t'instant, la Sept, coproductrice du film, s'en réserve l'exclusivité et doit le programmer. "Rupture " exis­te; il faut garder cela en mémoire et le voir un jour.

Pierre RODRIGO, Le Journal de Toulouse, 14 mai 1990.


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