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1. Votre cinéma est plein
de soleil, parfois il semble brûler devant nous. Sa lenteur,
ses répétitions, aident à la
constitution des images qui deviennent elles-mêmes le feu de
la nuit ou les rayons du midi. Ça nous donne
l'idée d'une expérience pleine
d'intensité...
Le thème du Soleil noir
(selon Artaud dans la dernière version de Tutuguri),
du Midi-Minuit est déjà la recherche de la
lumière cinématographique du film initial Gradiva.
Déjà Gradiva, selon la nouvelle de Jensen,
apparaît dans la lumière brûlante de
Midi comme un fantôme, un
apparaître-disparaître, la présence
incandescente du désir. Dans la partie nocturne du film, des
plans brûlants d’un même morceau de mur
sont mis en variation : ce mur apparaît d’abord
dans la lumière de midi, rouge-Pompeï, sans relief.
C’est une lumière tuante, sans modelé.
Le même mur, dans le même pano, est
répété à 5 heures de
l’après-midi. Il apparaît alors avec les
craquelures, les blessures du temps. Une peau vivante que
l’événement solaire à
marqué jusque dans cette agrafe de métal, comme
un point de suture… Midi, heure des fantômes dans
l’Antiquité, dit la nouvelle de Jensen que le film
« adapte ».
Je n’ai pas pensé, en faisant les films,
à des rites solaires, au soleil, mais à
la lumière, la lumière de
Midi-Minuit. Dans Tutuguri, les « soleils sautants
», la lumière devenue « soleils
tournants » dans la nuit Tarahumara, sont un don du hasard :
les rites de courses nocturnes à la lumière des
fogatas.
« Au Mexique la croix et le soleil vont de
pair, et le soleil sautant est dans cette phrase tournante qui met six
temps pour parvenir au jour, … » (A. Artaud,
“Tutuguri”).
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2. Il est toujours question d'Antonin
Artaud, mais il me semble que vos films sur les Tarahumaras et ses
rites vont plus loin que l'ombre laissée par
l'écrivain....
La confrontation avec ce que j’appelle
l’expérience Tarahumara d’Antonin Artaud
est pour nous essentielle. Jamais nous ne pourrons avoir la puissance
fulgurante d’Artaud. Ce qu’il aurait vu en 6
semaines nous a demandé une année
d’approche de la pensée Tarahumara au cours de 15
voyages au fil de 25 années. Il y a une scandaleuse
lumière chez Artaud, une mise en éclats de la
pensée blanche et du corps organique, ce qu’il
appelle « corps sans organes » : «
Le corps est le corps, il est seul, et n’a pas besoin
d’organes. La réalité n’est
pas encore construite parce que les organes vrais du corps humain ne
sont pas encore composés et placés »
(A. Artaud, Dossier pour en finir avec le jugement de dieu –
Le théâtre de la cruauté).
L’expérience d’Artaud est trop violente,
incommensurable… Il ne s’agit pas
d’imiter Artaud : sa solitude irréductible est
sans partage…
3. Nous pouvons parler d'un
cinéma influencé par la pensée de
l'ethnologie, mais est-ce qu'il est possible de transmettre
l'expérience vécue prés des Indiens
sans avoir une sensation de perte?
Je ne suis pas ethnologue mais philosophe. Germaine Dieterlen, la
grande ethnologue des Dogons, m’a dit en voyant mes films
à la Cinémathèque
Française, dans les cours de Jean Rouch : « vous
avez tout pour être ethnologue :
l’expérience de terrain, venez avec nous
». Je suis restée sur le seuil, je n’ai
pas voulu faire le saut ethnographique.
J’aime le peuple Tarahumara. J’appartiens
à ce peuple. C’est un affect très
important dans ma vie, je ne le commande pas. Ce qu’Artaud
appelle une terrible et d’ailleurs inéluctable
nécessité : « Le
théâtre de la cruauté n’est
pas le symbole d’un vide absent, d’une
épouvantable incapacité de se réaliser
dans sa vie d’homme. Il est l’affirmation
d’une terrible et d’ailleurs inéluctable
nécessité ».
Nous avons, Régis Hébraud et moi-même,
vécu l’expérience de la perte. Elle est
toujours déjà là, immanente
à l’expérience Tarahumara.
D’abord du côté de Norogachic : nous
avions filmé en 1982 la splendeur des fêtes de
Pâques (Los Pintos). En 1985, la
splendeur s’effaçait, elles allaient à
leur perte. L’hiver 1987 l’armée
occupait le village, les lieux-mêmes
réservés aux Tarahumaras pour les danses des
Matachines. Nous n’avons pu monter les images
tournées durant ce voyage. Nous avons
décidé de ne plus revenir à
Norogachic. Du côté du Ciguri, des rites du
peyotl, des trois Raspadores
rencontrés en avril 1995, il ne restait plus, six mois plus
tard, celui que nous appelons « Le dernier chaman ».
Quelle nécessité de transmettre une
pensée qui ne nous appartient pas, ni à lui, ni
à plus forte raison à moi : la
pensée-Ciguri, la pensée même
Tarahumara, celle du peuple Tarahumara qu’il sait,
aujourd’hui, menacée :
« Ciguri, Il y a ceux qui y
croient et ceux qui le mettent en doute.
Il y a ceux qui disent que nous sommes non-initiés.
Ce sont de purs mensonges.
Ils se moquent de moi, me disent ignorant.
Nous ne sommes pas tous semblables, il y a des gens nouveaux, des
modernes,
qui ne croient en rien, ceux qui disent que je ne travaille pas bien.
C’est ainsi.
Mais la croyance ne se perd pas. C’est seulement comme si on
entravait la force,
quelque chose comme ça. » (Le dernier Chaman, en
1997).
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