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"Ha uma luz escandaloza em Antonin Artaud"

Entrevista com Raymonde Carasco.


Par Oscar Faria (Publico).

Cliquez sur l'image pour l'article en VO.

1. Votre cinéma est plein de soleil, parfois il semble brûler devant nous. Sa lenteur, ses répétitions, aident à la constitution des images qui deviennent elles-mêmes le feu de la nuit ou les rayons du midi. Ça nous donne l'idée d'une expérience pleine d'intensité...

Le thème du Soleil noir (selon Artaud dans la dernière version de Tutuguri), du Midi-Minuit est déjà la recherche de la lumière cinématographique du film initial Gradiva. Déjà Gradiva, selon la nouvelle de Jensen, apparaît dans la lumière brûlante de Midi comme un fantôme, un apparaître-disparaître, la présence incandescente du désir. Dans la partie nocturne du film, des plans brûlants d’un même morceau de mur sont mis en variation : ce mur apparaît d’abord dans la lumière de midi, rouge-Pompeï, sans relief. C’est une lumière tuante, sans modelé. Le même mur, dans le même pano, est répété à 5 heures de l’après-midi. Il apparaît alors avec les craquelures, les blessures du temps. Une peau vivante que l’événement solaire à marqué jusque dans cette agrafe de métal, comme un point de suture… Midi, heure des fantômes dans l’Antiquité, dit la nouvelle de Jensen que le film « adapte ».
Je n’ai pas pensé, en faisant les films, à des rites solaires, au soleil, mais à la lumière, la lumière de Midi-Minuit. Dans Tutuguri, les « soleils sautants », la lumière devenue « soleils tournants » dans la nuit Tarahumara, sont un don du hasard : les rites de courses nocturnes à la lumière des fogatas.
« Au Mexique la croix et le soleil vont de pair, et le soleil sautant est dans cette phrase tournante qui met six temps pour parvenir au jour, … » (A. Artaud, “Tutuguri”).

 

2. Il est toujours question d'Antonin Artaud, mais il me semble que vos films sur les Tarahumaras et ses rites vont plus loin que l'ombre laissée par l'écrivain....

La confrontation avec ce que j’appelle l’expérience Tarahumara d’Antonin Artaud est pour nous essentielle. Jamais nous ne pourrons avoir la puissance fulgurante d’Artaud. Ce qu’il aurait vu en 6 semaines nous a demandé une année d’approche de la pensée Tarahumara au cours de 15 voyages au fil de 25 années. Il y a une scandaleuse lumière chez Artaud, une mise en éclats de la pensée blanche et du corps organique, ce qu’il appelle « corps sans organes » : « Le corps est le corps, il est seul, et n’a pas besoin d’organes. La réalité n’est pas encore construite parce que les organes vrais du corps humain ne sont pas encore composés et placés » (A. Artaud, Dossier pour en finir avec le jugement de dieu – Le théâtre de la cruauté).
L’expérience d’Artaud est trop violente, incommensurable… Il ne s’agit pas d’imiter Artaud : sa solitude irréductible est sans partage…

3. Nous pouvons parler d'un cinéma influencé par la pensée de l'ethnologie, mais est-ce qu'il est possible de transmettre l'expérience vécue prés des Indiens sans avoir une sensation de perte?

Je ne suis pas ethnologue mais philosophe. Germaine Dieterlen, la grande ethnologue des Dogons, m’a dit en voyant mes films à la Cinémathèque Française, dans les cours de Jean Rouch : « vous avez tout pour être ethnologue : l’expérience de terrain, venez avec nous ». Je suis restée sur le seuil, je n’ai pas voulu faire le saut ethnographique.
J’aime le peuple Tarahumara. J’appartiens à ce peuple. C’est un affect très important dans ma vie, je ne le commande pas. Ce qu’Artaud appelle une terrible et d’ailleurs inéluctable nécessité : « Le théâtre de la cruauté n’est pas le symbole d’un vide absent, d’une épouvantable incapacité de se réaliser dans sa vie d’homme. Il est l’affirmation d’une terrible et d’ailleurs inéluctable nécessité ».
Nous avons, Régis Hébraud et moi-même, vécu l’expérience de la perte. Elle est toujours déjà là, immanente à l’expérience Tarahumara. D’abord du côté de Norogachic : nous avions filmé en 1982 la splendeur des fêtes de Pâques (Los Pintos). En 1985, la splendeur s’effaçait, elles allaient à leur perte. L’hiver 1987 l’armée occupait le village, les lieux-mêmes réservés aux Tarahumaras pour les danses des Matachines. Nous n’avons pu monter les images tournées durant ce voyage. Nous avons décidé de ne plus revenir à Norogachic. Du côté du Ciguri, des rites du peyotl, des trois Raspadores rencontrés en avril 1995, il ne restait plus, six mois plus tard, celui que nous appelons « Le dernier chaman ».
Quelle nécessité de transmettre une pensée qui ne nous appartient pas, ni à lui, ni à plus forte raison à moi : la pensée-Ciguri, la pensée même Tarahumara, celle du peuple Tarahumara qu’il sait, aujourd’hui, menacée :

« Ciguri, Il y a ceux qui y croient et ceux qui le mettent en doute.
Il y a ceux qui disent que nous sommes non-initiés.
Ce sont de purs mensonges.
Ils se moquent de moi, me disent ignorant.
Nous ne sommes pas tous semblables, il y a des gens nouveaux, des modernes,
qui ne croient en rien, ceux qui disent que je ne travaille pas bien.
C’est ainsi.
Mais la croyance ne se perd pas. C’est seulement comme si on entravait la force,
quelque chose comme ça. » (Le dernier Chaman, en 1997).

Texte publié dans Publico, le 28 avril 2005, dans le cadre de la manifestation Culturgest organisée à Lisbonne.

 

 

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