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GRADIVA AUTO-BIO-CINÉ-GRAPHIE D’UNE ESQUISSE
par Raymonde Carasco

«Lors de son voyage en Italie, il était resté quelques semaines à Pompéï pour y étudier les ruines et, revenu en Allemagne, il lui était apparu brusquement, un jour, que la femme figurée sur le bas-relief marchait sur ces dalles qu’on a découvertes, et qui étaient disposées spécialement pour les piétons. Elles permettaient de traverser la rue à pied sec, en temps de pluie tout en laissant UN INTERVALLE pour les roues des voitures. Il la voyait ayant fait passer un de ses pieds AU-DESSUS DE L'INTERVALLE qui sépare deux pierres, cependant que l’autre se disposait à le suivre.»

(Wilhelm Jensen, Gradiva, 1903)

Partir d’un désir, d’un pas, démarche singulière, chercher son effet de vol suspendu, ou plutôt déjà ENTRE DEUX PAS.

Avancer de la dé-marche même de celle qui s’avance: à la fois fermement posée à l’horizontale, du pied droit, tandis qu’à l’arrière le gauche se dispose à le suivre, s’enlève et se détache sur la pointe des orteils dans une PRESQUE VERTICALITE DE LA PLANTE pied-oiseau-vol-suspendu.

ENTRE DEUX PIERRES

— INTERVALLE — Ces plots pompéiens permettent de passer la rue à pied sec.

Transversalité sous laquelle file l’eau COURANTE après l’orage soudain.

ENTRE EAU ET CIEL

ENTRE HORIZONTAL ET VERTICAL

Presque verticale CETTE LIGNE ENTRE OBLIQUE ET COURBE PRECISEMENT, creux de la plante, gomme végétale, élasticité moelleuse et blanche. Dans la comptine enfantine «Elastic / c’est le roi des élastics / c’est le roi des papillons / qui s’est cassé le menton / en faisant le grand tourbillon» deux petites filles aux deux bouts tiennent la corde qui entre elles creuse sa volte de vitesse et d’air.

PRESQUE UNE ENFANT

(A)FEMME

Devenir-femme EN SUSPENS entre plante et animal orteils-­antennes-palpatrices ils-elles avancent si aveuglément si sûrement. Somnambules.

Tourner à Pompéï. Le miracle chaque heure chaque jour étrusque de la lumière.

Belle, secrètement calculée, avant après ouverture des portes. 7 h du matin. 5 h du soir. (l’été). C’est l’heure du culte d’Isis, porteuse de musique à la hanche droite, à l’autre l’eau du Nil. Heure païenne, la brise venue de la mer se lève à fleur de pavés.

A midi qu’on dit à l’Antiquité heure des fantômes, nous n'avons pas vu Gradiva mais

L’HERBE ENTRE PAVES

Haine mondrianesque, Bruno Nuytten nous faisait arracher le vert cinématographique, l’unique point vif AU MILIEU l’herbe sèche par où elle pousse. Entre les dis-jointures-dalles les racines vampires d’une terre si fine, mixture de cendres et de laves.

Expérimenter la G.V., la caméra «grandes vitesses », dévo­reuse de bobines, que Dominique de deux mains magiciennes chargeait dans le sac noir. Ecrasement-midi. Le bruit de la caméra montant ses vitesses, SAUTANT, folle de plus en plus, ENTRE LES PERFOS. Bruyance — INTERMITTENCES. Calcul exact d’intervalles: combien de perforations sautées piquées camé­ra-machine-à-coudre dans le 500 images/seconde?

De cette montée, de cette chute des vitesses, l’image s’éblouit, en début, en fin de plan. Perte même du voir, matiè­re hors saisie, ivresse à la lumière pure de la lumière elle-même, cherchant elle aussi comment sûrement se poser, retrouver la matérialité même de la pierre, la porosité de son grain. Combat de la lumière et de la pierre. Lumière-à-pierre avant/après le chair-à-pierre. «La truca» affirmera ensuite par ouverture-fermeture «fondu au blanc» ces inspirations-expi­rations de la caméra avant sa longue tenue du souffle, portera l’engouffrée de lumière au blanc de l’oubli. Quelque chose de la rugosité du combat, du halètement caméraïque se perd peut-être dans un tel passage à la truca. S’y élabore aussi UN AUTRE BLANC, une certaine qualité de blanc, ENTRE CAMÉRA-­TRUCA, incandescence plus machinique.

Monter. Et tout d’abord laisser tomber, dans une pauvre­té, deux heures de «rushes», tous ces plans si souvent fantas­tiquement beaux tournés par Bruno Nuytten. NE LAISSER ÉMERGER qu’une certaine qualité de plans: «en gros plan ».

ENTRE DEUX PAYSAGÉITÉS: L’UNE, en très gros plan, a-paysa­géité plutôt: on ne sait plus où l’on est. Paysagéité rocheuse, astrale, martienne et vénusienne. Seuls les mille et un trous à flanc de pierre, une flaque de lumière indécidablement posée, venue de nulle part, et UN HORIZON VAGUE. Premier plan de l’Esquisse 1, Vide. Silence. Au second plan, le pied géant qui avance en flottaison horizontale (ralenti extrême: 500 im/s) fera apparaître ce pays d’ailleurs comme pierre-où-se-poser (et très gros plan sur...).

VAUTRE, «en plan rapproché », ENTRE AIR ET EAU, paysa­géité flottante, forêt-architecture de quelque ville engloutie, lit d’un ruisseau où coule le fluide d’un milieu ni d’air ni d’eau, «entre-mondes» dirait Paul Klee.

Marcher = planer = nager = flotter.

ENTRE DEUX «GROS PLANS », entre très gros plan et plan rapproché, se construit UN AUTRE ESPACE-TEMPS, rythmème (Pasolini) flottant. L’événement n’y est plus celui, devenu indifférent, de l’entrée du pied dans le champ ou de sa sortie hors champ; le rythme du désir n’est pas celui de la présence ou de l’absence de ce pas; le temps n’est plus de l’attente. Il ne se passe rien, PRESQUE RIEN. Mais un espace-temps se peuple autrement d’événements infinitésimaux, détachement de choses minuscules, brin d’herbe, fil d’un tissu sans ourlet rôdant au cou du pied, bout de peau levée au profil la che­ville-talon, trajet de quelque bestiole aléatoire, aller-retour immuable, ou vol oblique, vol de papier d’un papillon. Ou seulement les vibrations mêmes de l'air, son tremblement midi. Un jour, une heure, à une certaine «grande vitesse» les couches d’air se brisent en plans multiples sur le pied un pris­me irréductible palpite: machinations de la vitesse-caméra et de l’heure, cette fois. «Image reflétée», dit la langue japonaise pour «cinéma», hors «kinésis», hors mouvement.

PEUPLEMENT-POPULATION-PEUPLE magique ENTRE HUMA­NITÉ-ANIMALITÉ, VÉGÉTAL-PIERRE, MILIEU INDÉCIDABLE.

ENTRE LES RYTHMES ESPACE-TEMPS, UNE AUTRE DUREE, ARYTH­MIQUE, coule et se tisse ici, hors temps peut-être. L’espace-temps cinématographique se vide et laisse émerger une durée qu’on dirait à chaque vision du film, singulière, individuée.

DURÉE-INDIVIDUATION EN ACTE. DURÉE PURE PEUT-ÊTRE

ENTRE COURANT CINÉMATOGRAPHIQUE ET COURANT PSYCHIQUE FLUIDITÉ ATEMPORELLE

ÉMERGENCE DE f(A) FORME.

Il resterait ici à laisser parler le mur rouge, le bégaiement de son trajet, son «trébuchement si léger» au second mur, ces «noirs», sauts sans transition que le montage ZIGZAG rapte du plan-pano initial.

Et laisser l'œil (est-ce seulement lui, en acte ? ou à travers ce pantographe géant, comme dit Joë Bousquet, le corps tout entier et aussi ses esprits ?), «l'œil» donc prélever sur ce pan-de-mur ces détails infimes et pourtant palpables, telle enflure-graffiti, fêlure, blessure qu’accroche une agrafe, telle nuance rosacée violacée brunie ecchymoses temporelles sur ce mur pompéien, glissement même du mur où de LA PEAU-PELURE ­PELLICULAIRE, corps et mur et film, affleure UN PLAN (imma­nent à ce glissement-déroulement pelliculaire et temporel) QU’ON DIRAIT D'ETERNITE si celle-ci n’était jamais elle-même que l’immanence même d’un pur présent.

ENTRE CONSTRUIRE UN MUR ET CONSTRUIRE UN FILM

on ne construit jamais que, hors temps, sous le vieux nom d’art

UN CERTAIN VIDE

à chaque fois individué

ENTRE TEMPS ET HORS TEMPS: DUREE.

Cinéma différent, n0 21-22, 1978.

Texte publié dans Jeune, Dure et Pure ! Une histoire du cinéma d'avant-garde et expérimental en France, Cinémathèque Française - Mazzotta, en 2001.

 

 

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