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Les films ethnologiques de Raymonde Carasco

par David Matarasso

 

Antonin Artaud

a) Preuves.

L'existence d'hommes émanant des rochers, portant des bandeaux rouges et blancs à pointe, la présence de signes, de “ H ” encerclés gravés dans l'écorce, de croix ; les rites du Tutuguri, les rites du Ciguri, la danse du peyotl, le rite et le son de la râpe, le sacrifice du taureau, les miroirs des chamans, les musiques... Autant de choses retrouvées et montrées dans les films de Raymonde Carasco, qui accumulent les preuves de la réalité d'une expérience : le “ Voyage au pays des Tarahumaras ” accompli par Antonin Artaud. La valeur ethnographique, scientifique de ses textes (ré)apparaît brutalement, les films ravivent leurs dimensions d'exactitude et d'épure, et aussitôt la question de se reposer de façon brûlante : jusqu'où la science d'Artaud s'est-elle appliquée, comment, jusqu'où faut-il la lire ? Toutes les visions sont rendues au possible, on voit dans Tutuguri des hommes courir dans la nuit en portant des boules de feu. Comment parler du réel lorsqu'il produit des images mentales ?

Ce ne sont pas seulement des éléments, des faits, qui sont redécouverts, mais des rapports et des sensations. La cinéaste parvient à l'origine d'images et de concepts fondés par Antonin Artaud pour décrire l'univers des Tarahumaras, revit la genèse de constructions poétiques qui informent en retour son travail, sa vision. Il faudrait par exemple étudier comment le terme de “ Race Principe ” détermine l'approche figurative du corps Tarahumara, comment la fascination éprouvée à l'égard d'un concept est venue prolonger celle éprouvée à l'égard d'un motif, Gradiva, que la cinéaste avait filmée et qu'elle a ensuite (logiquement) retrouvée dans le réel.

b) Poème ethnographique.

Raymonde Carasco ne convoque pas les textes d'Antonin Artaud pour souligner son propre travail de découverte. Les preuves d'une expérience sont à l'écran, mais nous devons refaire le “ Voyage au pays des Tarahumaras ” de l'écrivain pour les identifier comme telles. Des fragments des textes d'Antonin Artaud sont lus en voix off dans Tutuguri, Los Pascoleros, Ciguri., Le dernier Chaman, mais la plupart des recoupements auxquels pourraient procéder les films sont évités, ou cachés, réinvestis dans une structure à l'intersection de la science et de la poésie (comme ces constructions dont on découvre un jour qu'elles servaient à observer les constellations).

Dans Tutuguri, les fragments du poème Tutuguri[1] désignent le rite retrouvé pour en déployer les mystères et attester du fait que le film est construit selon eux. Autour de la danse et du chant du Tutuguri tournoient plusieurs motifs ou thèmes (la marche, le jeu (?) sur lequel se portent les regards de Tarahumaras spectateurs ; une course dans la nuit, un joueur de violon, des écorces). La rotation s'effectue en six strophes :

1. -Écorce - Rite - Marche - Jeu.

2. -Écorce - Rite - Marche - Jeu.

3. -Écorce - Rite - Marche - Feu dans la nuit.

4. -Écorce - Rite - Marche - Violoniste-- Jeu

5. -Écorce - Rite - Marche - Violoniste-- Jeu

6. -Écorce - Rite - Marche - Violoniste-- Jeu.

De très nombreux phénomènes de rimes, de variations[2] et de contrepoints sont produits, parmi lesquels se trouvent la circulation du ralenti et de ses fonctions (analyser, mythifier) ; le passage du “ Jeu ” masculin (1, 2, 4) -associé au regard d'hommes - au “ Jeu ” féminin (5, 6) - regards de femmes ; l'inversion des sens de la Marche (gauche-droite dans les trois premières strophes, l'inverse dans les suivantes) ; le passage de la Marche en plan large (1, 2, 3) à la Marche fragmentée (4,5,6), tandis que l'inverse se produit pour le Rite (1, 2, 3 : ombres et bas du corps ; 4, 5, 6 : haut du corps) ; la Marche crépusculaire de la strophe 3, dans laquelle les couleurs des vêtements s'estompent et les silhouettes apparaissent à contre-jour, et qui conduit immédiatement au seul segment nocturne du film, la course du Feu, qui s'enfonce de la nuit bleue à la nuit noire. Au cours de chaque Rite, on entend le chant du Tutuguri, qui déborde de son espace en commencent les Écorces, et en prenant fin sur la Marche. Lui succède la voix de Raymonde Carasco (absente en 2 et 6) lisant Tutuguri . Etc, etc.

Ces six strophes entrent en rapport avec les “ six croix ” et les “ six temps ” que la “ phrase tournante ” “ met à parvenir au jour ” (avec le poème d'Antonin Artaud), et avec le fait que celui que nous voyons à l'écran Tranquilino, le Saweame, “ a dansé et chanté six fois ” le Tutuguri devant la caméra, dans un temps bref, rigoureusement précis (1 minute 45). ”[3]

c) Corps

Dans Ciguri, La danse du peyotl d’Artaud entretient des relations complexes avec la description filmique d'un rite de guérison. Certains éléments du texte s'appliquent avec précision à ceux qui sont montrés (fonctions des objets), le film procède alors à une vérification en acte, la superposition descriptive raccorde deux occurrences d'un même rite à travers le temps, les décades. Certaines non-correspondances font apparaître ce qui a disparu (beaucoup de croix et de “ sorciers ”), le temps n'est plus suturé mais béant. Certains passages ayant trait à un contexte différent du rite montré s'y trouvent intégrés, tandis que nombre d'autres recoupements possibles entre images et texte n'ont pas lieu - d'autres textes que La danse du peyotl ont d'ailleurs rapport direct à ce qui se déroule ici, et le sacrifice du taureau, par exemple, est décrit par Antonin Artaud dans Les rites des rois de l'Atlantide . Mais La danse du peyotl intervient avant tout comme récit d'une expérience corporelle et psychique de “ désagrégation ”. Il n'est pas question de neutraliser l'image du sacrifice du taureau par une redondance descriptive : la chute de l'animal, son démembrement, son éviscération et son passage à l'informe (unique occurrence de l'informe dans l'œuvre de la cinéaste ?) formulent l'épreuve d'un corps, d'une âme, au même titre que le peyotl évoquant un corps humain racorni, le paysage gris friable, “ morceau de géologie avariée ”, les sons et les murmure impossibles à rassembler, “ réagréger ”.

Dans Los Pascoleros, les “ coulisses des mises en scène de la Passion ” deviennent celles du Théâtre de la Cruauté, le corps voulu par Antonin Artaud se réalise et se lance à l'assaut, en trois salves successives.

Les rites et la description.

Pierres géométriques, tracés des rivières, lignes, taches colorées. Chaque paysage, chaque détail naturel est une affirmation formelle. Dans l'espace, les Tarahumaras inscrivent leurs signes, portent des vêtements aux couleurs inouïes, la vie est une suite d'événements plastiques. À certains moments ont lieu des rites. La Sierra Tarahumara nous rappelle combien le réel est structuré, que les pensées s'y superposent, celle d'Antonin Artaud flottant dans le paysage et le regard de la cinéaste.

Lorsqu'ils filment les rites, Raymonde Carasco et Régis Hébraud entrelacent jusqu'à les confondre l'art de la description et la construction figurative (toute description n'est-elle pas une construction figurative ?), qu'ils veulent à la hauteur de leur sujet - et non de leur objet : ce qu'ils filment se pense, change, n'est pas stable, est en droit de les rejeter. La description semble de plus devoir travailler dans les extrêmes, faire face au sériel, au patent, au multiple, à des puissances de débordement ou d'encerclement (Los Pintos), ou bien à l'éphémère, à l'unique, au caché, à la nuit.

Ils parviennent à élaborer les compositions plastiques les plus monumentales et nobles (on pense à Dreyer, à John Ford) sur le vif, en une matinée, en quelques secondes. Dans la première partie deYumari, les corps sont d'abord coupés du ciel, sur lequel se détachent des dieux-rochers, qui observent le danseur ; puis les hommes se rapprochent du ciel et entrent dans les nuages à mesure que l'espace du patio devient sacré. Les Tarahumaras et leurs couleurs apparaissent aussi progressivement, joignant leur abondance à celle des offrandes. Un danseur habillé de blanc marche autour d'une table nue, au plan suivant une nappe blanche est dressée. “ Les Tarahumaras croyaient que quelqu'un allait apparaître devant eux. On le leur faisait voir. ” À sa table, le fétiche blanc raccorde ciel et terre. On pose de longues tiges de maïs dans son dos, les feuilles sont cadrées comme de longs doigts effleurant les mets, le fétiche goûte ses offrandes sous le regard attentif des participants. Les principaux enjeux du rite nous sont expliqués par le récit du Tarahumara Erasmo Palma, la description nous les fait parvenir, sentir. Il n’est question que de relation, celle des Tarahumaras à leur dieu, ils rendent à un être tout ce qu'il leur a donné.

L'espace sacré est un problème-pivot de l'entreprise ethnographique, en termes d'éthique, de description, d'esthétique (comment l'atteindre ? l'aborder ? le filmer et le respecter ?). Chez les Tarahumaras, dans l'œuvre de Raymonde Carasco, ce problème trouve une première forme de résolution, générale, par extension : tout le réel est a priori sacré. La “ chronique d'une rencontre ” que constitue Tarahumaras 78 nous montre des gestes dont on ne sait rien, le rituel est peut-être déjà dans les marches, dans le “ jeu ”, l'immobilité. Lorsque les rites apparaissent, les films continuent non seulement de décrire ce qui existe autour d'eux, mais font du raccordement entre le rite et ce qui l'entoure une question capitale. Au début de Yumari, une série de motifs circulaires (la courbe suivie d'une grotte, le geste de tourner le maïs dans un panier rond, deux cactus ronds) se succèdent afin de nous introduire à l'espace sacré, sur lequel une femme accomplit une double ronde, autour d'une table et sur elle-même. Puissance centripète du rite, à laquelle répondent plus tard ses effets centrifuges : autour du point où les formes seraient le plus intensément pensées, la description pointe des phénomènes qui semblent relever d'un inconscient formel : une femme en train de cuisiner à l'écart ne voit pas que l'angle de sa robe est le symétrique exact du rocher à côté duquel elle se trouve, que le rouge de la robe fait vibrer le vert entre elle et la roche (des moments où un peuple serait tableau, d'autres où il serait palette ?). Cette fluctuation des intensités formelles, ici spatiale, trouve un équivalent temporel dans Los Pintos, au cours duquel les spectateurs de la fête sont d'abord immobiles, puis suivent les danseurs, forment cortège, et enfin s'associent aux danseurs pour créer un tourbillon. Selon quel protocole, nous ne le savons pas, on assiste à un événement de pure formation, dont l'ampleur et l'opacité suggèrent ce que serait la formation d'un univers.

Remis en perspective, dans un contexte où la pensée (la pensée des formes) est toujours à l'œuvre à des degrés variables, le rite apparaît comme moment de resserrement et de vibration des phénomènes.

Tutuguri serait un film-rite, dans lequel le montage est au service de l'action que doit produire le rite dans le monde.

Tarahumaras.

Complet sans explication, le torse
À l’égal d'un Pharaon
Qui peut dépouiller un torse ?

Des ensembles à présent...
On voit passer des torses


Henri Michaux, Situation-Torse.

Comparutions

Dans Tarahumaras 78, le fragment donne corps à la présence telle qu'elle peut être éprouvée lors d'une première rencontre. Le détail change la posture en pose, mais en découvrant le corps dans sa totalité, on voit que le détail était un fragment de vérité, les Tarahumaras ont des postures-poses. Par sa construction, ce premier poème ethnographique laisse aux Tarahumaras le temps de mettre au point un mode de comparution, de se penser en tant qu'êtres filmiques ; puis révèle qu'ils étaient prêts depuis toujours. Ambiguïté de leur être au monde et à l'image. Il en sera de même pour toutes leurs actions, on ne sait ce qui se répète, ce qui s'enseigne ou s'invente sous nos yeux ; la danse des Pascoleros superpose ces dimensions à même le corps.

Le sublime

Le dévoilement et la fragmentation des Tarahumaras opèrent à l'échelle de l'œuvre, et d'un point de vue sonore, la parole ne fait son entrée (discrète) que dans Los Pintos. . Elle est précédée par ses formes transcendées, la musique (Tutuguri), le chant (Tutuguri), et au moment où elle se fait entendre, les corps apparaissent couverts de taches blanches et revêtus de casques à plumes.

Portraits

Aux visages anonymes succèdent des visages anonymes peints, des portraits en noir et blanc rendant hommage aux amis (Yumari). La progression vers le portrait individuel, après Ciguri, aboutit à celui du Dernier Chaman.
Présence

Cette progression ne s'effectue ni au détriment de la description du peuple Tarahumara, ni au détriment de son mystère. Le peuple Tarahumara se dégage toujours en apparition, et le mystère vient se personnifier dans la figure du chaman, dont le rôle essentiel au sein de la communauté vient réciproquement enrichir la perception de celle-ci, de ses liens et de sa fragilité. Au plus près du Dernier Chaman, la présence fait toujours question. Sa voix, désynchronisée, flotte devant son visage, sort parfois de sa bouche. Les Tarahumaras ne seront jamais les hommes filmiques auxquels nous sommes habitués.


Projet

“ On te fera voir demain ce que nous pouvons encore faire. Et si tu veux travailler avec nous, peut-être qu'avec l'aide de cette bonne volonté d'un homme venu de l'autre coté de la mer et qui n'est pas de notre Race, parviendrons-nous à briser une Résistance de plus.[4] ” Ces mots sont ceux d'un Indien Tarahumara à Antonin Artaud. Raymonde Carasco a-t-elle entendu ou deviné des paroles similaires ? Dans quelle mesure les Tarahumaras ont-ils pu s'approprier une œuvre, la détourner pour en faire un instrument de leur travail, une dimension de leur projet sacré ? Vient un moment où l'on a du mal à croire qu'ils se soient seulement “ laissé approcher ”.

Formes étranges de la description

- La transe descriptive : la transe étant ici acuité, on peut les mettre en rapport (Ciguri, Le dernier Chaman : rapport entre le froid, les tremblements de la caméra et les vibrations des corps, l'usage du flou et la description des miroirs dont le flou/net permet de savoir s'il n'y a pas contre-envoûtement.

- - Los Pascoleros :

Dans Los Pascoleros, on peut découvrir à quelques minutes d'intervalle la matière picturale la plus concrète et la plus abstraite.

Préparation du premier groupe : une pâte brune dans une jatte ; de la pierre blanche, raclée et mélangée à de l'eau.

Préparation des Pascoleros : dans le pot de peinture noire, de “ Nido ”, on ne voit que de l'obscurité ; on trace une ligne sur un corps, mais ce que l'on voit, c'est le pinceau trempé dans la nuit, la nuit tirée sur le corps en bande noire. Comme si la matière était abolie par son contenu (son essence) symbolique, qu'il n'y ait plus que le sens du “ rite noir ” qui fasse trace - c'est avec le sens qu'on peint à cet instant. On ne connaît bien sur pas le sens et la valeur attribuée à la peinture, mais la question est là : quel est cet événement descriptif ? On a l'impression que le rite dirige la description, dicte à l'image ce qu'il faut effacer, substituer, retenir, afin qu’en soient figurés les enjeux. On ne serait pas devant une description “ cristalline ”, “ celle qui vaut pour son objet, qui le remplace, le crée et le gomme tout à la fois ” (Gilles Deleuze) - même si précisément, l'effacement d'une matière est au cœur du plan - mais devant une description émanée de son sujet - le rite noir demande une description noire.

Mythe

“ Chez les Tarahumaras, nombre de mythes antiques redeviennent d’actualité ”
Antonin Artaud.

Dans Los Pintos, le mythe surgit et commence par détruire notre croyance en l’actualité. Les instants les plus intemporels, les espaces les plus atopiques, s’avèrent lorsqu’entrent dans le champ des figures peintes. “ Je n’avais jamais vu de Pintos ” dit Erasmo Palma, les Tarahumaras sont légendes à eux-mêmes.

Texte paru dans JEUNE, DURE ET PURE ! Une histoire du cinéma d'avan-garde et expérimental en France, Cinémathèque Française et Mazzotta, 2001.

 

[1] Il s'agit du poème Tutuguri écrit par Antonin Artaud en 1948. Il succède à un poème intitulé Tutuguri Le Rite du Soleil Noir, écrit en octobre 1947 et faisant partie de Pour en finir avec le jugement de dieu.

[2] Sans oublier cet élément “ hors série ” non cité dans la structure ci-dessus : le deuxième plan du film (entre Écorce et Rite), montrant une silhouette et un chien sur fond de ciel. Plan dont certains traits sont ensuite redistribués (le ralenti, une composition que l'on retrouve dans certains plans de Marche), et qui contient sa propre symétrie - entrée des figures, stations, sortie).

[3] Raymonde Carasco, présentation du film, slnd.

[4] “ Le rite du Peyotl chez les Tarahumaras ”,. éditions Gallimard, 1979, p. 14.

 

 

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