Gradiva,
pour moi, c'est le surréalisme. La galerie
«Gradiva» rue de Seine a été
inaugurée le jour même de l'écrit de
l'Ecole nationale des Ponts et Chaussées, et j'ai failli ne
pas aller à l'écrit en me disant :
«Gradiva, c'est mieux». Grâce au Diable,
je suis quand même allé passer mon
écrit et suis devenu de ce fait
ingénieur des Ponts et Chaussées.
Les seuls à avoir réfléchi un peu sérieusement aux questions de la démarche sont ceux qui inventaient le passage dans l'imaginaire : les surréalistes, ou Hölderlin avec la Stimmung. Comment traduire Stimmung en français ? L'émotion ou la motion tout simplement. La Stimmung est une vieille copine. Quand j'ai fait Dionysos, c'était cela que j'essayais de comprendre. J'ai découvert les rapports entre le surréalisme et l'ethnographie dans une galerie-librairie tout à côté de chez moi, boulevard du Montparnasse, où était affiché le premier numéro de Minotaure. Il y avait en même temps, sur la couverture, les mannequins de la Tour rose de Chirico et, dedans, les Dogons en train de danser sur la terrasse des morts : pour moi, c'étaient les mêmes figures. Là résidait le mystère de la Stimmung, qui est la clé de la poésie. La Stimmung était la règle du jeu au Musée de l'Homme. Quel professeur de la Sorbonne peut écrire aujourd'hui les textes qui ont été alors publiés au Musée de l'Homme ? Aucun. C'étaient des gens entraînés par tous les voyous de l'époque. Et c'était le début du surréalisme, c'était ça la clé, un réalisme de l'invisible, donc de l'insolite. Pour moi, l'ethnographie de Marcel Griaule, c'était cela, je n'en démords pas. En même temps, c'est dangereux à pratiquer et ils le savaient bien, ces brigands, Hölderlin et les autres. Si on pratique ce genre de choses, on perd la clef du rêve, la clef de l'imaginaire, on le reproduit, on fait toujours la même chose. Si on reprenait ces éléments, les photos de Griaule dans Minotaure et la reproduction de Chirico, c'est d'un réalisme absolu: il y a les ombres, il y a tout, il n'y a aucune interprétation de peinture moderne, c'est de la photo en couleurs. Et c'est ça la clef c'est ça qui est singulier. Ces photos en couleurs se mettent à marcher, où vont-elles? Gradiva pose toutes ces questions. Le premier élément, je l'ai regardé dans la profondeur du plan : les pierres bougent et elles bougent toutes. Il faut essayer de résoudre ce problème de la danse des pierres. On entre dans l'insolence poétique. Et le deuxième, c'est de faire une analyse de la marche de la Gradiva. Est-ce qu'elle marche normalement ? Cette démarche-là, nous pensions, quand j'étais jeune, que c'était la façon naturelle de marcher, «Punta Tacco», «pointe et talon». C'était facile de marcher Punta Tacco, mais on s'est vite aperçu que l'on se faisait draguer par les pédérastes car c'est une manière féminine de marcher. Est-ce a raison pour laquelle on a créé les talons hauts pour les femmes, obtenir la Punta? Le premier film fait dans cette maison, au Musée de l'Homme, a été réalisé par le sous-directeur du Musée de l'Homme au cours d'une exposition coloniale sous la tour Eiffel. Félix Regnault est allé tourner le travail d'une potière wolof du Sénégal qui faisait un pot sphérique par la méthode des boudins; la méthode des boudins : tu fais un boudin élargi que tu colles en suivant une marge. Donc, on fait une poterie comme un escargot, elle monte en s'enroulant sur elle-même. L'autre système dans la poterie, c'est la poterie par boules de terre que l'on rassemble ans un cube carré, ce qui est étrange, et on le creuse à l'intérieur. C'est carré parce qu'il faut que ce soit lisse, on en met d'un côté et de l'autre, c'est difficile d'en faire une boule réelle. Et de l'intérieur, la potière, avec une pierre ou un morceau de bois, tape la poterie posée sur une natte, ce qui fait qu'en même temps, la natte est dessinée sur la poterie et devient un décor. Ce film est l'un des premiers films ethnographiques: la potière wolof. Pour moi, la marche de Gradiva, c'est un peu rentrer dans ce domaine, c'est plutôt une poterie tapée qu'une poterie filée, une série d'éléments alternatifs et qui sont montés pour être continus. Comme la marche. Les premiers bipèdes dont on a trouvé les traces de pas datent de quelques millénaires, ce serait bien de savoir s'ils posaient d'abord leur talon ou la pointe. Déjà des danseurs. Le point de départ de ce que l'on appelle les Ballets blancs, qui sont les ballets classiques, c'est un hommage à la reine Marie-Antoinette qui, en montant sur l'échafaud, a perdu son soulier. Le bourreau l'a rattrapée, et les dernières paroles qu'elle ait prononcées sont: «Merci Monsieur». C'est une histoire tragique et qui a inspiré les Ballets blancs et en particulier les Ballets russes: un trébuchement, juste avant la mort. |
Propos recueillis au Comité du Film Ethnographique - Musée de l'Homme, Paris, le 18 décembre 1999, par Nicole Brenez, Raymonde Carasco et François Didio. Retranscrits par Sébastien Ronceray. |